La Compagnie Li(luo)
Camille Mutel, le geste dense
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban pour L'œil d'Olivier
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
C’est un spectacle pour enfant vu en dernière année de maternelle. Il y était question d’une troupe de cirque dans lequel un petit clown quitte la représentation. C’est un spectacle qui abordait la question de la mort. Il est arrivé pour moi à un moment clef de mon existence et m’a permis de mettre des images sur ce qui n’avait pas de mots. J’ai toujours gardé avec moi le livre du spectacle.
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Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Il y a eu plusieurs départs et renoncements, les renoncements ouvrant à chaque fois des portes vers un univers plus singulier. Au commencement, il y avait la danse classique, très jeune. Puis le théâtre à seize ans. Enfin, la danse butoh à vingt ans.
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Qu’est ce qui a fait que vous avez choisi d’être danseuse ?
Je crois que j’ai choisi la danse très jeune car elle me permettait de tenir à l’écart la menace de la mort et de la maladie. J’y ai été confrontée très jeune et en grandissant je n’ai pas trouvé d’autres outils me permettant à ce point d’excaver l’indicible, de le mettre à nu. La danse m’a permis de donner corps à l’ombre, de l’apprivoiser peu à peu. J’ai commencé à danser le butoh pour rejoindre ceux et celles pour qui le corps n’est pas une histoire de contrôle ; ceux et celles qui n’ont aucune mainmise sur leur propre corps. La maladie et la mort m’ont longtemps fascinée et effrayée. Les corps confronté à l’altérité et au réel dansent malgré eux une danse qui les dépassent. C’est ainsi que Tatsumi Hijikata définissait la danse et c’est ainsi que je l’ai pratiquée : comme un cri, une sidération ou un effroi plus grand que soi, qui fait tout trembler et avec lequel on apprend à co-exister. La scène de la bougie entre le poète et Domenico dans Nosthalghia de Tarkovski est une scène qui m’a guidée des années dans mon rapport à l’art et à la création. Aujourd’hui, il reste de ces abîmes quelques brèches qui ouvrent sur de longs silences. J’ai quitté l’endroit de la pulsion pour me consacrer à l’écriture chorégraphique. L’ombre n’est jamais loin, mais ce n’est plus elle que j’exalte ni que je convoque. Je la circonscris et j’entrouvre quelques soupiraux dans mes gestes pour qu’elle respire et que l’échange se fasse entre l’ombre et la lumière….
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Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez vous ?
Je me souviens d’une chorégraphie en 2000 écrite par Michaël d’Auzon. Le spectacle s’intitulait Les Cendres de la Vache Rousse. Ce n’était pas le premier spectacle auquel je participais, mais c’était le premier qui me permettait d’entrer dans un travail de création profond et épais. Je me souviens de nuits à travailler dans le grenier pour fixer des gestes. Je me souviens de faire et défaire les partitions chorégraphiques. Le spectacle ne s’est joué que pour deux représentations. Mais j’avais été mordue aux nuits d’insomnies et au désir de création jamais satisfait.
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Votre plus grand coup de coeur scénique ?
J’avais vu Erna Omarsdottir danser chez Sidi Larbi Cherkaoui dans Foi. J’avais été bouleversée. Je savais qu’en allant voir IBM 1401 a user’s manual je serais emportée. Et le spectacle m’a subjugué. Je la revois seule se débattre, hurler, se révulser, rire. Je revois sa générosité et l’entièreté de sa présence. Cette pièce correspondait aux années 2000 et à l’exténuation des corps qu’encensait cette époque. Elle me correspondait car je cherchais à avancer par électrochocs chorégraphiques. Ce n’est plus ce que je cherche aujourd’hui, mais cette pièce a marqué une étape importante dans ma formation de spectatrice.
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Quelles sont vos plus belles rencontres ?
C’est une longue liste qui ne pourra pas être ici exhaustive… En travaillant aux côtés de Masaki Iwana pendant cinq ans, j’ai appris la durée, le temps d’un geste et le détachement. Aux côtés de Dairik Amae, maître de thé, je suis entrée dans l’épaisseur du silence et dans la densité du geste. Dans la danse de Kerem Gelebek, j’ai appris la puissance de la légèreté. Dans les danses d’éventail de Satomi, geisha, j’ai appris la force de l’élégance et la ténacité. Chez Marianne Chargois, j’ai admiré le sens de la révolte et l’énergie de lutte. Et puis il y a les rencontres à travers les oeuvres, Duras, Ryoko Sekiguchi, Smith… Les belles rencontres sont de celles qui vous apprennent l’inverse de ce que vous veniez chercher, qui vous emmènent ailleurs et vous aident à faire de votre parcours autre chose qu’une ligne droite bien tracée.
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En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Il est ce qui me permet d’être singulière. D’être autre. Légèrement à côté, légèrement décalée. Il me permet de trouer mon quotidien pour y respirer, m’échapper et paradoxalement pouvoir beaucoup plus m’y ancrer.
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Qu’est ce qui vous inspire ?
Une alternance entre une vie pleine — les autres, les enfants, les voyages, l’amour — et le vide. L’inspiration arrive comme une synthèse dans de longs et grands temps de silence et d’isolement. Sans solitude, sans retrait, sans soustraction au monde, je suis incapable de créer.
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De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Il est presque spirituel. Mais dans ce que la spiritualité a de plus simple : le partage d’un temps et d’une durée. Un spectacle accompli, c’est sentir qu’on a presque touché ensemble — spectateur.trice.s, et danseur.euses — de façon fugace, imperceptible parfois, quelque chose du réel.
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A quel endroit de votre chair, de votre corps situez vous votre désir de faire votre métier ?
Pendant très longtemps, ce désir était lié à l’utérus. Depuis la naissance de ma fille ce point névralgique a changé. Aujourd’hui, il se situe plus au niveau du plexus et d’un point à l’arrière du crâne en lien avec la première vertèbre cervicale. C’est comme si ces centres s’excitaient lorsque l’image et le geste justes, tant recherchés, ne sont plus très loin.
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Avec quels autres artistes aimeriez vous travailler ?
Avec le fantôme de Raimund Hoghe. Le poète Gozo Yoshimasu. La photographe Noémie Goudal. Le danseur Takeshi Ueno. L’artiste Julius von Bismark. La plasticienne Fujiko Nakaya.
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A quel projet fou aimeriez vous participer ?
Apichatpong Weerasethakul filmerait un banquet de cuisine existentielle préparé par Lei Saito dans la campagne Toscane. Autour de la table, les convives chanteraient tantôt des airs d’opéra, tantôt des airs populaires, sans jamais élever la voix plus haut que le bruit du vent. Les hôtes seraient servis par la danse silencieuse et presque absente de Yoko Ashikawa. ​
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Juillet 2023
"Là où prend forme la relation"
Introduction au travail artistique de Camille Mutel / Compagnie Li(luo)
Dans le travail artistique de Camille Mutel, la question du rapport à soi et aux autres est un thème récurrent. Elle s'intéresse à la relation et questionne ce qui fait lien. Elle développe au fil de ses chorégraphies un langage singulier basé sur une gestuelle précise avec une attention particulière pour l'expérience du public. Son parcours d'artiste suit un mouvement qui va de l'exploration intérieure du corps vers la rencontre à l'autre, sans jamais négliger son rapport au monde.
Pendant les premières années, elle envisage le lieu de la rencontre avec le public comme étant situé à l'intérieur même du corps de l'artiste. Elle l'invite à se confronter à l'intériorité crue de ce qui fait corps. Elle explore de façon organique ce qui se trouve sous la(les) surface(s) de chacun d'entre nous et mène ainsi la création d'une série de soli.
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Dans Effraction de l'oubli (2010), réalisé en étroite collaboration avec l’éclairagiste Matthieu Ferry, un corps nu sans visage est mû par un faisceau lumineux. Le geste introspectif de ce corps révèle des pulsions érotiques et morbides qui s'enchaînent les unes aux autres. Les images, d'une précision extrême, revêtent un caractère quasi hiéroglyphique. Cette pièce marque la naissance d'une chorégraphe singulière.
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Camille Mutel choisit ensuite de déplacer son attention vers l'image de soi. Etna ! (2011) met en présence le public face aux fantasmagories équivoques d'un corps désirant et délirant. L'univers projeté est un univers de symboles : imagerie animale et confusion des genres glissent à même la peau. Le corps n'est plus perceptible qu'en deux dimensions et perd son rapport au réel.
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Elle choisit alors de désintégrer l'image en une multitude de fragments. Dans Nu (É™) muet (2012), le spectateur est placé en tri frontal au plus près de la danseuse. Les stroboscopes et les lasers découpent l'image-objet et rendent impossible la perception du corps dans son ensemble. Sa recherche s'articule désormais autour de la présence pure, celle-ci étant considérée par l'artiste comme une manifestation possible du réel.
S'impose alors la nécessité de mettre deux corps en présence afin que surgisse un langage. Son intérêt se déplace de la manifestation du voyage intérieur vers l’exploration de l'entre deux.
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Soror (2013), un duo pour femmes, est la première pièce de cette nouvelle recherche. Ici, les corps négocient leur relation de sororité dans un espace qui semble étrangement étroit et infini, révélant une lutte sans fin avec ce que signifie être ensemble.
Dans Go, go, go, said the bird (human kind cannot bear very much reality) (2015), les deux danseurs s'accouplent de façon hiératique, rituelle, distanciée. C'est la voix et les élucubrations profondes de la chanteuse qui paradoxalement viennent faire corps entre eux.
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Animaux de béance (2017), une œuvre pour deux interprètes et une chanteuse est inspirée par les rituels médiévaux de la Sardaigne nommés danses de l'argia. Les protagonistes entrent en état de crise et cherchent dans la communauté un espace symbolique à même de la contenir. Cette pièce est l'unique pièce à ce jour dans laquelle la chorégraphe n'est pas sur le plateau.
En 2020 Camille Mutel revient au solo. Elle met en place une quadrilogie qu'elle intitule La Place de l'Autre. Avec ses collaborateurs, inspirée par la cérémonie du thé japonaise, elle imagine un espace invitant pour le public. Le spectateur est au cœur de la performance. Il n'est désormais plus question de faire surgir un langage. Il s'agit de prendre appui sur le geste quotidien et de le ritualiser. Le premier volet s'intitule Not I et s'articule autour de la notion du don. Le spectateur est convié à la lente élaboration d'un repas disposé progressivement sur scène comme une nature morte. L'attention entre la scène et le public se négocie autour d’une question intime : Que puis-je vous offrir ?
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Nancy, Mai 2020
"Aujourd’hui, je dirais que la recherche de la compagnie Li(Luo) est un questionnement de la présence. Qu’est-ce qu’être présent ? Cela a à voir avec la conscience. Conscience de soi et conscience de l’environnement. Conscience de soi dans un environnement et de l’environnement au-dedans de soi. De filiation directe à ses débuts avec la danse butô, ma pratique s’éloigne de plus en plus du symbole et du mythe pour entrer dans le sensible. La danse est expérience du corps. Pour moi qui la danse et pour qui la reçoit. Au-delà et au-dedans de l’image, j’aime à penser qu’elle puisse se perce-voir. La danse est charnelle. A la représentation du corps dont je ne peux m’extraire, la danse, la musique et la lumière, apportent la profondeur qui métamorphose, contredit, détourne, renforce, se joue de, interroge un trop souvent « arbitraire » de l’image. Ces trois éléments (musique, danse et lumière) sont les trois éléments principaux dont se composent le travail et la réflexion de la compagnie. Leur sensibilité s’affine au fil des créations, ouvrant des possibles plus vastes. Tous les trois sont d’essence vibratoire. Et je me demande si être présent ne signifie pas donner à voir cette vibration ; à savoir que la présence soit l’effacement qui révèle l’espace-temps."
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Camille Mutel, Septembre 2010